Bruxelles : Précartité énergétique et injustices environnementales

Par Antoine Printz, Infor GazElec

La vague de froid de ce début d’année a (re)mis en lumière la question de la précarité énergétique, et de son aggravation, dans la presse. Ainsi, certains articles de presse se sont fait l’écho des problématiques du froid domestique et de la réduction contrainte de la consommation énergétique par les ménages[1]. Dans ce contexte de réapparition du sujet sur les radars médiatiques, il convient sans doute de clarifier ce que recouvre cette notion centrale du débat public, et de montrer ce à quoi elle correspond au niveau bruxellois.

Les contours d’une notion floue

La notion de précarité énergétique est relativement floue et ses usages dans la littérature démontrent une certaine instabilité dans sa définition. Pour commencer, on peut toutefois à titre préjudiciel s’accorder, avec Anne Delvaux et François Grévisse, sur le fait que la précarité énergétique désigne « l’incapacité pour un ménage d’accéder — dans son logement — à l’énergie qui lui est nécessaire, pour un coût abordable au regard de ses revenus.[2] » La notion renvoie donc à un ensemble disparate de phénomènes et de problèmes « relatifs à la pauvreté, la mauvaise qualité du logement et les prix élevés de l’énergie[3] ». La précarité énergétique n’est donc pas restreinte à la seule dimension de l’accès à l’énergie en soi : elle désigne alors plutôt un ensemble d’injustices environnementales, c’est-à-dire un ensemble de situations où « l’environnement est une source de menace et de risque » pour les personnes. De ce fait, il faut considérer la question de la précarité énergétique en dehors de la seule question de l’énergie résidentielle disponible, mais en fonction de la possibilité de faire en sorte que l’environnement des personnes (ici, leur logement) fasse « partie intégrante de la vie bonne, la prospérité, la santé, le bien-être » [4].

Il s’agira donc de l’envisager comme une question complexe qui se déploie au sein de dimensions matérielles, techniques, économiques et institutionnelles, ainsi que biographiques, plutôt que comme une simple question de mauvaise répartition des ressources énergétiques. Une question au sein de laquelle se déploient en outre des enjeux existentiels, symboliques et émotionnels très forts pour les personnes ; ainsi, à côté de ses enjeux de santé publique, de dignité humaine et de justice sociale, la précarité énergétique soulève des questions psychologiques importantes qui touchent au bien-être, au sentiment d’être chez soi, etc. Marie-Christine Zélem, sociologue de l’énergie, note très justement en ce sens : « se priver [d’] objets ou en limiter l’usage, c’est perdre davantage que les finalités qui leur sont assignées (s’éclairer revoie aussi à ambiance, chaleur, luminosité, accueil, esthétique)[5] ». Ainsi, le mal-logement et le froid domestique ne sont pas uniquement problématiques d’un point de vue sanitaire, ils constituent des conditions qui empêchent les personnes de s’approprier leur foyer, de construire un rapport apaisé à leur domicile, etc.

On le voit, la précarité énergétique constitue un problème social qu’il importe de quantifier et de documenter, qu’il s’agirait de décrire finement et dont il faudrait identifier les causes. C’est ici que le bât blesse. Premièrement, les situations de déprivation se conjuguent généralement assez bien avec les sentiments de honte. C’est une chose assez classique que l’on connaît bien dans les sciences sociales. À ce titre, la précarité énergétique, comme n’importe quelle forme de pauvreté ou d’exclusion sociale induit une forte charge stigmatique : du coup, les personnes qui en souffrent n’en font pas nécessairement le signalement auprès des dispositifs d’aide et d’accompagnement[6], n’en sont pas toujours identifiables dans le cadre des recherches qui y sont consacrées. En outre, ces dernières tendent généralement à mettre en place des formes de résistance, des pratiques d’ajustement, de bricolage, de privation et de restriction pour faire face à leur situation de précarité[7]. Pour toutes ces raisons, il semble difficile de s’en tenir à une seule méthode objective d’identification de la précarité énergétique, qui procèderait par l’identification d’un seuil de dépenses excessif au regard des revenus du ménage (effort énergétique). En effet, cette méthode comporte le risque d’une invisibilisation des ménages qui se privent, c’est-à-dire ceux qui sont sous le seuil d’effort énergétique, mais aussi sous le seuil de confort normatif. De l’autre côté, on peut se baser sur les déclarations des personnes, au risque de manquer celles qui ont honte ou qui se sont habituées à des conditions de vie dépréciées.

De ce fait, on distingue classiquement différents types de précarité énergétique dans la littérature, construits sur base de trois sortes d’indicateurs synthétiques différents : la précarité énergétique mesurée (PEm), la précarité énergétique cachée (PEc) et la précarité énergétique ressentie (PEr). L’indicateur PEm réfère à la proportion de ménages pour lesquels la facture énergétique représente une part trop importante des revenus disponibles hors coût du logement[8]. À l’inverse, l’indicateur PEc cherche à identifier les situations dans lesquelles les ménages sont contraints de limiter leur consommation d’énergie en dessous d’un seuil acceptable pour une vie décente afin d’éviter les coûts énergétiques. L’indicateur PEr est basé sur la méthode déclarative pour sa part, puisqu’il met en avant les ménagers qui déclarent ne pouvoir se chauffer correctement en raison de contraintes financières.

La précarité énergétique à Bruxelles

Quelle est l’ampleur de ces phénomènes à Bruxelles ? Selon le « baromètre de la précarité énergétique[9] » plus d’un ménage bruxellois sur quatre subissait au moins une des formes de précarité énergétique (PEm, PEc, PEr) durant l’année 2021[10]. Durant cette année, en région Bruxelles-Capitale, on estime que 27,4% des ménages bruxellois étaient dans une situation de précarité énergétique – contre 20,6% des ménages à l’échelle nationale. Si on va un peu plus dans le détail, on remarque que la précarité énergétique mesurée touchait 12,4% des ménages bruxellois en 2021. Durant la même année, 12,3% des ménages bruxellois ont eu une facture énergétique anormalement basse par rapport à celle des ménages similaires. Ce chiffre est particulièrement élevé en région bruxelloise par rapport à ceux des deux autres régions. On peut l’expliquer notamment par le fait que la restriction ou la sous-consommation sont des pratiques plus liées à des populations jeunes et urbaines, généralement « captives » de l’état d’un logement locatif et plus aptes à vivre sous le seuil de confort[11]. Enfin, 5,3% des ménages bruxellois déclaraient juger ne pas se chauffer correctement – ce chiffre est néanmoins soumis à caution, les autrices du baromètre rapportant la faiblesse de l’échantillon régional.

Sur le plan individuel, on remarque que les femmes et les seniors sont généralement plus touchés. À l’analyse, on remarque aussi une corrélation très forte entre les indicateurs de pauvreté et ceux de précarité énergétique. Ainsi, à l’échelle nationale, 61,9% des ménages belges en situation de privation matérielle et sociale sévère sont dans une des formes de précarité énergétique. Ce chiffre montre bien l’effet vulnérabilisant de la pauvreté en matière d’accès à l’énergie. Dans le même temps, ce chiffre laisse entendre qu’un peu plus de 38% des ménages en situation de privation matérielle et sociale sévère ne sont pas en situation de précarité énergétique. Comment est-ce possible ? Comment la privation matérielle sévère peut-elle cohabiter avec un accès correct à l’énergie ? Il semble y avoir deux pistes explicatives qui peuvent être suivies à ce sujet. Premièrement, les difficultés face aux prix de l’énergie peuvent avoir plusieurs types de conséquences : se priver d’énergie, s’endetter en lien avec ses factures d’énergie, se priver ou s’endetter dans d’autres domaines de consommation[12]. Pour cette dernière raison, une série de ménages peuvent être en situation de privation sans être en précarité énergétique. Deuxièmement, et plus profondément, cela montre à quel point la question de la précarité énergétique est liée à un contexte social et des « difficultés structurelles[13] », institutionnel, matériel et technique, et non pas uniquement à des dimensions individuelles ou liées aux ménages. Il peut alors être intéressant d’envisager les causes de la précarité énergétique pour comprendre comme celle-ci trouve des explications multiples qui tiennent aux trajectoires et caractéristiques individuelles, mais aussi à des conditions sociales larges.

On distingue généralement trois causes principales à la précarité énergétique : les faibles revenus, l’état des logements et le prix de l’énergie. Certaines études ajoutent des facteurs plus fins, tels que le niveau d’éducation, les comportements de consommation, l’isolement social ou encore la capacité de gestion des informations et les capacités administratives[14]. D’autres auteurs soulignent l’importance du logement (et notamment du rapport propriétaire-locataire), ainsi que le rapport à l’emploi pour le cas des personnes qui requièrent une aide concernant l’énergie[15]. On notera aussi que l’ensemble de ces différents facteurs peuvent dessiner des zones de risques, ce dont rend par exemple compte la notion de « vulnérabilité énergétique[16] ». La vulnérabilité écologique, qui correspond donc à un ensemble de facteurs de difficultés structurelles, est alors sans doute largement plus élevée encore que la précarité énergétique.


[1] Par exemple l’article de témoignage dans Le Soir en date du 12/01/2024. URL : https://www.lesoir.be/561032/article/2024-01-12/face-aux-temperatures-negatives-la-precarite-energetique-saggrave-quand-je.

[2] Anne Delvaux, François Grévisse, Pauvérité n°17. La précarité énergétique, décembre 2017. URL : https://www.le-forum.org/uploads/FBLP-Pauve%CC%81rite%CC%81-17-web.pdf

[3] Lees, Johanna, Florence Bouillon, Sandrine Musso, et Suzanne De Cheveigné. « La précarité énergétique ». In Sociologie de l’énergie, édité par Marie-Christine Zélem et Christophe Beslay, 331‑37. CNRS Éditions, 2015.

[4] Frogneux, Nathalie, Charlotte Luyckx, et Françoise Bartiaux. « Liberté individuelle et contraintes matérielles : une approche conceptuelle de la pauvreté énergétique en Belgique ». VertigO, no Volume 14 Numéro 3 (16 janvier 2015), p. 3.

[5] Zélem, Marie-Christine. « Sociologie de l’énergie. Le dilemme du consommateur : contribuer à la maîtrise de la demande d’énergie tout en continuant de consommer. » La Revue de l’Énergie, no n° 608 (2012): p. 267.

[6] Sur la question du mal-logement et du non-recours aux aides : Lise Gaillard et Emily Mugel, « “Aller vers” en étant là ». Revue Projet 397, no 6 (2023): 43‑46.

[7] Isolde Devalière, « La précarité énergétique, un objet sociotechnique en cours d’identification ». In Sociologie de l’énergie, édité par Marie-Christine Zélem et Christophe Beslay, 305‑8. CNRS Éditions, 2015.

[8] Le seuil d’identification de la part trop importante des revenus disponibles évolue chaque année, mais se situe à peu près autour des 10%.

[9] Sandrine Meyer et Jill Coene, Baromètre de la précarité énergétique (2023), Fondation Roi Baudouin, 2023. 

[10] Les données disponibles lors de la parution du baromètre en 2023 concernent l’année 2021, avant donc la crise énergétique. Il faudra attendre la parution du baromètre de 2024 pour mesurer les conséquences réelles de celle-ci sur les bruxellois. Quelques éléments pour approcher ces conséquences de la crise énergétique pourront toutefois être trouvées dans : https://www.inforgazelec.be/fr/etude-le-marche-de-lenergie-bruxellois-en-2022/

[11] Ute Dubois, « La précarité énergétique en milieu urbain. Vers une analyse en termes de vulnérabilité ». Les Annales de la Recherche Urbaine 110, no 1 (2015): 186‑95.

[12] François Grevisse et Marie Brynart, « Energy Poverty in Europe: Towards a More Global Understanding ». ECEEE 2011 Summer Study. Energy Efficiency First: The Foundation Of A Low-Carbon Society, 2013.

[13] Joseph Cacciari, « De la « précarité énergétique » aux inégalités sociales en matière de consommation d’énergie ». Sciences et actions sociales, no 3 (29 janvier 2016). https://journals.openedition.org/sas/1717.

[14] Huybrechs, Frédéric, Sandrine Meyer, et Jan Vranken. « La Précarité Energétique en Belgique », s. d.

[15] Joseph Cacciari, « Les guichets de la misère énergétique: Le traitement social des impayés d’énergie des ménages comme mode de production, de tri et de moralisation des « consommateurs » à l’ère de la transition énergétique ». Sociétés contemporaines N° 105, no 1 (3 avril 2017): 53‑78.

[16] Ute Dubois, « La précarité énergétique en milieu urbain. Vers une analyse en termes de vulnérabilité ». Les Annales de la Recherche Urbaine 110, no 1 (2015): 186‑95.

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