par Antoine Printz
Comme nous l’avons montré dans notre article précédent[1], la précarité énergétique constitue un enjeu majeur à Bruxelles, où plus d’un ménage sur quatre la subit. La notion désigne la « non satisfaction des besoins élémentaires en énergie ». Elle est construite sur la base d’indicateurs qui concernent tant « l’économie de la consommation » que « la déclaration d’inconfort thermique des ménages »[2]. À ce titre, elle permet de renvoyer à une problématique sociale qui se déploie à la « conjonction de phénomènes relatifs à la pauvreté, la mauvaise qualité du logement et les prix élevés de l’énergie[3] ».
Cependant, une action politique conséquente ne peut s’appuyer sur la seule notion de précarité énergétique. En effet, si celle-ci permet l’identification des ménages dont l’accès aux services énergétiques est limité, elle peine à penser la question d’un point de vue large et dynamique. Elle devrait donc être articulée à deux notions complémentaires : la vulnérabilité énergétique et l’idée d’injustice environnementale. C’est par l’articulation de ces différentes notions (et des perspectives qu’elles sous-tendent) qu’il sera possible d’envisager des actions crédibles, cohérentes et justes, prenant en compte tant la question sociale que les enjeux environnementaux. À l’intersection de la précarité énergétique et de la vulnérabilité énergétique, dans une perspective intéressée par les injustices environnementales, il sera possible de penser des actes en faveur du renforcement des capacités des personnes à vivre une vie digne en prenant compte « des structures politiques, économiques et sociales à l’intérieur desquelles elles se déploient[4] ».
Réflexion sur les effets de la crise énergétique
La dixième édition du baromètre de la précarité énergétique, publiée tout récemment par la Fondation Roi Baudoin, vient confirmer l’importance (grandissante) de la problématique. En 2022, 28,2 % des ménages bruxellois vivaient en effet dans une situation de précarité énergétique. En raison de la crise énergétique et de la hausse des prix[5] entre autres, cette proportion accusait une forte augmentation par rapport à celle mesurée l’année précédente.
Dans un contexte de crise inédite, les pouvoirs publics ont pris des mesures exceptionnelles[6], afin de protéger les ménages et de limiter la casse. Or, on remarque des conséquences différentes selon les régions, en raison sans doute de spécificités socio-économiques régionales et des mesures sociales particulières supplémentaires prises par certaines entités fédérées. Ainsi, en Région Bruxelles-Capitale et en Wallonie, deux régions néanmoins déjà marquées par une forte précarité énergétique, l’augmentation est bien plus faible qu’en Région flamande.
La variabilité régionale du basculement de couches de la population invite à penser la question de l’accès aux services énergétiques en des termes plus « dynamique[s] et centré[s] sur les risques auxquels sont exposés les ménages[7] », dans la perspective large et intégrée des injustices environnementales. Il s’agit d’envisager la précarité énergétique et son halo, afin de prendre aussi en compte les ménages qui se tiennent au bord de la précarité ou à « la lisière de l’assistance [8]». Cela nous permettra de penser les logiques de fragilisation des ménages dans leur accès à l’énergie, les ressources de résilience ainsi que les facteurs de risque de basculement. De ce fait, il sera plus facile de répondre aux questions qui nous occupent : quelles politiques pour lutter contre la fragilité des ménages ? Quelles orientations pour permettre un accès de chacun et chacune à un accès à l’énergie suffisant pour mener une vie digne ?
Conditions de fragilité et risque de basculement
La crise énergétique et ses conséquences pour les ménages ont mis en lumière deux choses essentielles :
- De nombreux ménages se tiennent au bord de la précarité énergétique, et que la survenue d’un aléa ou d’une difficulté peut les faire basculer. La crise de l’énergie a d’ailleurs fait tomber de nouveaux ménages dans la précarité énergétique. Ainsi, leur nombre total a augmenté de 6,9 % en Belgique entre 2021 et 2022, en raison de la flambée des prix de l’énergie et de la baisse des revenus disponibles des ménages. Cette hausse de la précarité énergétique est cependant très contrastée selon les régions, montrant sans doute l’importance des mesures sociales mises en place.
- En effet, en toute hypothèse, les mesures sociales mises en place (extension du tarif social aux BIM, baisse de la TVA, renforcement du Fond Gaz et Électricité, primes, etc.) ont permis de limiter les dégâts pour certains ménages. La mise en place de politiques sociales exceptionnelles pour protéger les ménages, et notamment les plus précaires, a vraisemblablement eu pour conséquence d’éviter le basculement d’une partie des couches de la population dans la précarité énergétique la plus complète.
Le contexte de crise énergétique a donc bien montré le basculement possible des ménages, et son enrayement possible par des politiques volontaristes de protection. Ce double état de fait nous invite à penser la question de la précarité énergétique d’un point de vue dynamique et moins binaire. Celle-ci doit en effet être pensée comme une trajectoire, faite de difficultés tant conjoncturelles que structurelles[9], qui se déploie dans un contexte social, économique et environnemental. À ce titre, elle est plutôt de l’ordre d’une « vulnérabilité sociale, économique et environnementale qui [risque d’empêcher] de se chauffer convenablement et/ou de payer ses factures d’énergie[10] ».
Glissement notionnel
La question doit alors être pensée en des termes plus larges et dynamiques, prenant en compte la mesure dans laquelle un système ou une entité énergétique est affecté par des événements défavorables et devient la proie de risques économiques, sociaux, environnementaux et de gouvernance[11]. La notion de « vulnérabilité énergétique » permet de considérer l’état de fragilité potentielle face à un danger (crise énergétique, conditions météorologiques extrêmes, etc.). Ainsi, on peut penser des actions politiques plus larges : « la vulnérabilité exprime et mesure le niveau de conséquences prévisibles de l’aléa/d’un danger sur les enjeux afin de mener des actions qui peuvent la réduire[12] ». On identifie alors des zones de risques, à l’intersection de différents contextes de fragilisation et types d’inégalités.
On voit alors tout l’intérêt d’une approche en termes de « vulnérabilité énergétique », complémentaire à celle de la « précarité énergétique ». Celle-ci permet de penser la problématique de l’accès aux services énergétiques en des termes plus dynamiques ainsi que de l’inscrire dans un contexte social et économique large. Par conséquent, il sera possible, dans une note ultérieure, d’intégrer la question dans la perspective des « injustices environnementales », la sortant des ornières techniques ou paternalistes, et permettant une articulation de la question sociale et des enjeux environnementaux. On pourra aussi identifier les trois terrains politiques d’action pour lutter contre ce phénomène (précarité-vulnérabilité-injustice) : protection sociale et mesures spécifiques, rénovation du bâti et réflexion sur les modes d’habiter, organisation du marché et contrôle des prix. Ces trois terrains feront chacun l’objet d’une note.
[1] Voir l’article précédent : « Bruxelles : Précarité énergétique et injustices environnementales », URL : https://www.inforgazelec.be/fr/precarite-energetique-bxl/
[2] Devalière, Isolde, et Olivier Teissier. « Les indicateurs de la précarité énergétique et l’impact de deux dispositifs nationaux sur le phénomène ». Informations sociales, n. 184, vol.4, 2014.
[3] Lees, Johanna. « Ethnographier la précarité énergétique : Au-delà de l’action publique, des mises à l’épreuve de l’habiter », 2014.
[4] Frogneux, Nathalie, Charlotte Luyckx, et Françoise Bartiaux. « Liberté individuelle et contraintes matérielles : une approche conceptuelle de la pauvreté énergétique en Belgique ». VertigO, n. 3, vol. 14, 2015.
[5] Voir : « L’envol des prix de l’énergie. », URL : https://www.inforgazelec.be/fr/lenvol-des-prix-de-lenergie/
[6] Voir notamment « les réponses de la Vivaldi » dans : Ciuti, Aurélie et Nicolas Per. « Augmentation des prix du gaz et de l’électricité : la réponse politique est-elle à la hauteur ? », La Revue Nouvelle, n. 8, 2021, p. 7.
[7] Dubois, Ute. « La précarité énergétique en milieu urbain. Vers une analyse en termes de vulnérabilité », Les Annales de la recherche urbaine, n. 110, 2015, p. 191.
[8] Cacciari, Joseph. « Les guichets de la misère énergétique. Le traitement social des impayés d’énergie des ménages comme mode de production, de tri et de moralisation des “consommateurs” à l’ère de la transition énergétique ». Sociétés contemporaines, n. 105, 2017.
[9] Cacciari, Joseph. « De la “précarité énergétique” aux inégalités sociales en matière de consommation d’énergie ». Sciences & Actions Sociales, n. 3, vol. 1, 2016.
[10] Devalière, Isolde. « Comment prévenir la précarité énergétique ? Situation actuelle et risques inhérents à la libéralisation du service de l’énergie ». Les Annales de la Recherche urbaine, n. 103, vol. 1, 2007.
[11] Dubois, Ute. « La précarité énergétique en milieu urbain. Vers une analyse en termes de vulnérabilité ». Les Annales de la Recherche urbaine, n. 110, vol. 1, 2015.
[12] Rajonandrianina, Laurencia Randriafeno. Caractériser la vulnérabilité énergétique d’un territoire par analogie à la dynamique des systèmes. Analyse comparée des îles du Sud-Ouest de l’Océan Indien. Géographie. Université de la Réunion, 2023, p. 23.